Axe 2 - Liberté ou contrôle de l’information, un débat politique fondamental

Ce chapitre, en faisant de la question du contrôle de l’information un « débat politique fondamental », présuppose que le débat existe nécessairement, et qu’il est universel. Il convient de préciser que, dans certains États, le débat n’a évidemment pas lieu du tout. Ce débat est donc lié à la démocratie et à un certain niveau de politisation du citoyen : des populations vivant dans des régimes autoritaires peuvent réclamer la liberté de l’information, mais elles risquent la répression ; des populations vivant dans des pays démocratiques peuvent aussi ne pas s’intéresser du tout à ce débat.

La liberté c’est l’absence de contraintes, donc une information libre, doit, en théorie, être publiée sans pression politique venant de l’extérieur. Elle doit aussi être factuelle et objective et présenter un intérêt pour la communauté. Entendons ici le contrôle comme un contrôle vertical, mais partiel, puisque le contrôle total ne semble pas d’actualité dans les régimes démocratiques.

Comme on l’a dit, ce débat politique se situe dans un cadre démocratique, il implique donc la diversité des points de vue et la contradiction, et il engage les intérêts du peuple. Nous chercherons ici à déterminer comment et en quoi les médias engagent les citoyens dans la vie politique. Nous verrons aussi que la sphère du pouvoir politique peut aussi utiliser les médias à des fins de propagande, pour, selon le mot de Chomsky, « fabriquer du consentement ».

La première partie et la deuxième partie interrogeront le rôle des médias dans le débat démocratique, de manière chronologique, de 1871 à nos jours, à travers l’histoire française mais aussi des guerres et crises dans le monde. La troisième partie cherchera à préciser ce qui détermine l’échec relatif de ce débat.

#1. Démocratie et liberté d’informer : le rôle de la presse en France de 1871 à 1914

#A. L’âge d’or de la presse française

#a) La presse : média de masse vecteur de démocratie

À la fin du XIXe siècle, les années 1890 voient l’essor de la presse écrite. Avant 1914, il existe 300 quotidiens et le tirage total s’élève à 10 millions d’exemplaires. La presse devient un média de masse. Le Petit Journal et Le Petit Parisien représentent à eux seuls 2,5 millions d’exemplaires. Cet essor est le résultat du rétablissement de la liberté de la presse en 1871, de son inscription comme liberté fondamentale en 1881, mais aussi de nombreuses avancées techniques liées à la révolution industrielle.

La production est en effet industrialisée, avec l’apparition de rotatives en 1872 et de du linotype en 1887. L’information circule aussi plus facilement, grâce au télégraphe et au téléphone qui apparaît en 1876. Le train permet une diffusion aisée sur tout le territoire. Tous ce facteurs entraînent la baisse de prix de la presse, celui-ci est divisé par deux entre 1871 et 1914.

Le lectorat s’élargit d’autant plus grâce aux lois Ferry sur l’instruction de 1880-1881. La censure et le dépôt de cautionnement ont disparu ce qui stimule les publications. Les citoyens ont donc le moyen de s’informer et leur rôle politique se renforce.

#b) Diversité et émergence d’une presse d’opinion

Il y a aussi multiplication des types de presse. La production reste dominée par la presse populaire, mais des romans feuilletons apparaissent, nourris par les œuvres abondantes d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue, ou les récits de voyage et enquêtes d’Albert Londres, par exemple.

Une presse d’opinion émerge aussi : Jaurès est à la tête de L’Humanité (socialistes), Clémenceau de L’Aurore (radicaux de gauche) ; Le journal des débats et Le Temps (centristes) ; Le Figaro et La Croix (centre-droit et catholiques) ; La Libre Parole dirigée par Drumont et L’Action Française (extrême-droite). À cette presse d’opinion diversifiée, s’ajoute une presse syndicale et militante.

À travers la presse, il y a donc une vraie démocratisation, et une mobilisation de l’opinion publique.

#B. La presse au cœur des crises de la IIIe République

#a) Une presse qui doit protéger les avancées démocratiques de la IIIe République

À la veille de l’affaire Dreyfus, le rôle de la presse est significatif, notamment pendant les crises. C’est ainsi que Jaurès dénonce les « lois scélérates » de 1893 et 1894 qui censurent une certaine presse anarchiste (Le Père Peinard), alors que la presse d’extrême-droite est tolérée.

La presse doit conserver sa diversité pour protéger les avancées démocratiques de la IIIe République.

#b) La presse au cœur des scandales politico-financiers

En 1908, Anatole France déclarait : « La France est soumise à des compagnies financières qui disposent des richesses du pays et, par les moyens d’une presse achetée, dirigent l’opinion. » La presse dénonce non seulement les scandales politico-financiers, comme le scandale de Panama en 1892, mais elle se retrouve parfois elle-même mêlée à ces scandales.

#c) Le rôle politique de la presse dans l’affaire Dreyfus

Cependant, c’est lors de l’affaire Dreyfus que la presse prend une dimension politique encore plus importante.

La dégradation de Dreyfus, sa condamnation à tort en 1894, et le traitement dans la presse dévoile de profondes et complexes fractures dans l’opinion. Les divisions vont au-delà des divergences politiques classiques. Ainsi, par exemple, puisque l’Église soutient la culpabilité de Dreyfus, les anti-cléricaux sont dreyfusards. Les anti-dreyfusards comptent, au-delà de la droite extrême, ultra-nationaliste et antisémite, des protecteurs de la raison d’État et des protecteurs des actions de l’armée de tout bord politique.

Par ailleurs, avec la publication de « J’accuse... » dans L’Aurore, Zola fait émerger avec clarté et force le rôle des intellectuels dans la société.

La presse reflète aussi ce rôle, elle devient un quatrième pouvoir qui contribue à l’équilibre démocratique.

#2. Guerres et crises depuis 1914 : quel rôle pour les médias ?

#A. L’évolution des médias et de leur impact sur l’opinion d’une guerre à l’autre

#a) Le « bourrage de crâne » pendant la Première Guerre mondiale

La censure est de retour pendant la Première Guerre mondiale, avec la loi du 4 août 1914. La guerre est une crise politique majeure et il s’agit de sauvegarder l’union sacrée, c’est-à-dire l’alliance de tous les partis politiques contre l’ennemi. Les médias deviennent des moyens de propagande.

De même, sur le front, on voit l’émergence de journaux de tranchées qui façonnent le moral des troupes. Malgré tout, inspiré par L’homme libre édité par Clémenceau, qui critiquait l’union sacrée, Le Canard Enchaîné voit le jour en 1915.

#b) La propagande pendant la Seconde Guerre mondiale

La Seconde Guerre mondiale voit de nouveau le retour de la censure. Ce contrôle s’exerce aussi sur la radio et le cinéma.

En France, le ministère de l’Information est créé en 1940. Tous les médias passent donc sous contrôle nazi en zone occupée, puis ceux de la zone libre en 1942. Les médias deviennent donc majoritairement collaborationnistes, contraints de diffuser la propagande nazie.

Cependant, une presse clandestine voit le jour. Environ 1000 titres de presse existent de 1940 à 1944. Cette presse clandestine est la seule qui permette le débat. L’opinion se détourne de la presse officielle.

#c) Épuration et problèmes de la presse à la fin de la Seconde Guerre mondiale

Dès l’été 1944, la presse est réorganisée. La presse collaborationniste est interdite. C’est bien une épuration de la presse qui a lieu : 687 journalistes sont suspendus, 99 fusillés.

Les journaux résistants comme Combat ou Libération gardent cependant leur prestige. À la demande du Général De Gaulle, Le Monde, journal d’opinion, est créé sous l’impulsion d’Hubert Beuve-Méry. D’autres journaux d’opinion renaissent, comme Le Figaro, sous l’impulsion de Mauriac.

L’État français rétablit la liberté de presse et crée l’AFP, Agence France Presse (anciennement agence Havas). Il s’agit, après la guerre, de garantir l’indépendance des journaux. Par la loi du 10 janvier 1957, l’AFP garde une large autonomie, tout en bénéficiant des aides financières de l’État (abonnements et subventions).

L’AFP est en concurrence avec notamment :

  • Associated Press (New York)
  • Reuters (Londres)
  • Xinhua (Pékin)

Et bien d’autres

#B. Les médias au centres des crises et des conflits

#a) Les médias et les guerres d’Indochine et d’Algérie

La radio et la télévision soutiennent logiquement le pouvoir en place. Pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie, le but est de montrer que tout est parfaitement sous contrôle de l’État français.

De Gaulle multiplie les conférences de presse télévisées, notamment en 1961, lors du putsch des généraux. Par ailleurs, la radio, seul média disponible pour les soldats, doit être contrôlée. La presse, à l’opposé, est très critique à l’égard des gouvernements. Elle relaie la contestation de la politique française en Indochine, de la violence et de l’usage de la torture en Algérie.

Sur le territoire algérien, la censure de la presse est même rétablie. Des journaux parisiens sont sous le coup de saisies administratives (L’Humanité, Le Monde, L’Express), et certains journalistes font face à des poursuites judiciaires.

Ces crises politiques majeures montrent donc encore une fois le pouvoir des médias et l’enjeu qui existe à les contrôler.

#b) Médias et opinion publique pendant la guerre du Vietnam

Les médias américains sont présents pendant la guerre du Vietnam. L’enjeu est de taille puisque, pendant la guerre froide, le but est évidemment de prouver qu’il faut à tout prix endiguer le Mal : le communisme.

Or, les événements couverts révèlent des atrocités filmées en continu. L’opinion se mobilise contre la guerre à partir de 1968 (après l’offensive du Têt, en janvier). Cette mobilisation s’étend aussi à d’autres pays : France, Allemagne et Japon. Le rôle des médias est double, puisqu’ils relaient cette mobilisation de l’opinion et couvrent aussi les manifestations aux États-Unis.

#c) Surmédiatisation des crises et critique des médias

La critique de la surmédiatisation a émergé avec la première guerre du Golfe, en 1991. L’abondance des images télévisées en direct, sans explication, ont généré de la confusion. Quelle peut être la valeur des ces images quand on sait que les journalistes en question étaient aux côtés de l’armée américaine ?

Enfin, la diffusion rapide et immédiate, sur internet, et sur les réseaux sociaux, peut questionner. Comment faire le tri des informations dans ce flux continu ? En ceci, les médias ne semblent pas être le miroir exact de l’opinion publique.

#3. Liberté ou contrôle de l’information : le débat politique peut-il avoir lieu ?

#A. Une information centralisée et filtrée

#a) Le contrôle de l’information en France de 1945 à 1974

En France, en 1945, un monopole d’État sur les nouveaux médias est établi. La RDF, Radiodiffusion française, devient ORTF en 1964, Office de radiodiffusion-télévision française. L’objectif de l’ORTF est d’assurer l’impartialité de l’information, mais les élections montrent que les candidats peuvent être présentés dans les médias sous un jour trop favorable. En 1963, 82% de l’opinion estime le journal télévisé trop orienté par le gouvernement.

Lors des événements de mai 1968, l’opposition dans la presse est vive, et quelques radios périphériques jouent un rôle crucial. C’est le cas de RTL (Radio Télé Luxembourg) qui donne la parole aux manifestants, sur le terrain, et organise même des débats. Pour dénoncer la censure dans l’audiovisuel, les personnels de l’ORTF se mettent en grève. Le 30 mai 1968, l’État reprend le contrôle de l’ORTF en licenciant les journalistes grévistes. La presse dénonce la mainmise totale du pouvoir sur l’audiovisuel, un modèle qui ne peut plus tenir après 1968.

Les événements de mai 1968 ont ancré l’idée de la liberté des médias dans le débat public. Le Ministère de l’Information est supprimé et l’ORTF démantelée en 7 sociétés autonomes. C’est donc un début de libéralisation, mais le monopole de l’État reste entier, un monopole qui rend le contrôle possible. Le Ministère de l’Information réapparaît et ne disparaît définitivement qu’en 1974.

#b) Le contrôle de l’information en France de 1974 à 1982

Des radios pirates naissent en parvenant à émettre malgré le brouillage des ondes opéré par l’État. Elles contestent le monopole d’État sur les médias. François Mitterrand, élu Président en 1981, autorise ces radios libres le 29 juillet 1982. À la fin des années 1980, ces radios libres sont environ 1400. Elles naissent de volontés d’expression, d’énergies et audiences diverses : organes de presse, collectivités territoriales, associations, groupes politiques, syndicats, etc. Une Haute Autorité de l’Audiovisuel leur attribue des fréquences d’émission précises, elle autorise aussi la diffusion de publicité, ce qui fait entrer la radio dans une logique commerciale.

La Loi du 29 juillet 1982 s’applique bientôt à la télévision. Des chaînes privées voient le jour : Canal + en 1984, TV6 et La Cinq en 1985, TF1 en 1987.

#c) L’information totalement libre peut-elle exister ?

Comme on l’a vu, même dans les démocraties occidentales, les médias peuvent rester sous le contrôle central de l’État. Libérer totalement tous les flux d’informations est impossible.

Les innovations techniques sont même vues comme des dangers et les États cherchent à les contrôler. C’est le cas du protocole PGP (pour Pretty Good Privacy) développé et diffusé sur internet en 1991, qui a suscité une enquête immédiate du gouvernement fédéral américain. Le développeur de PGP, Philip Zimmerman déclare :

Que se passerait-il si tout le monde estimait que les citoyens honnêtes devraient utiliser des cartes postales pour leur courrier ? Si un non-conformiste s’avisait alors d’imposer le respect de son intimité en utilisant une enveloppe, cela attirerait la suspicion. Peut-être que les autorités ouvriraient son courrier pour voir ce que cette personne cache.

Qu’en est-il, alors, dans d’autres États, dont l’attachement à la démocratie est beaucoup plus discutable, voire nul ? L’information est nécessairement filtrée. Ce filtre est plus ou moins important selon le régime politique du pays.

#B. Libéralisation, concentration des médias et proximité avec le pouvoir politique

Comme démontré plus haut, la libéralisation des médias mène à une logique commerciale. La presse, les radios, les chaînes de télévision, les sites internet doivent accueillir les annonces des agences publicitaires pour survivre.

Le contenu des informations peut donc être altéré par des impératifs économiques, des programmes n’ayant pas d’audience peuvent être tout simplement supprimés. Il y a donc, avant même toute possibilité de débat politique, un contrôle de l’information de fait, dicté par une logique marchande.

Enfin, la concentration des médias pose aussi question. Si tous les médias appartiennent à quelques groupes, et si leurs propriétaires sont proches du pouvoir, quel débat peut-on avoir ? L’information sera-t-elle libre ?

Des journalistes ont enquêté sur la proximité d’autres journalistes avec les hommes et femmes politiques. Leur travail peine évidemment à être publié ou diffusé dans les médias traditionnels. Le risque est que les médias deviennent « les chiens de garde » du pouvoir, comme le redoutait déjà Paul Nizan en 1932 (Les chiens de garde), puis Serge Halimi en 1997 (Les nouveaux chiens de garde).

#C. La résilience du journalisme d’investigation dans les pays démocratiques

Cependant, malgré le déclin de la presse écrite et des titres de presse, de l’existence de l’information indigente, consensuelle, de l’obsession pour le divertissement, on constate une certaine résilience du journalisme d’investigation, sur papier et en ligne.

Ce journalisme d’investigation exerce toujours un rôle majeur sur l’opinion publique. Le Canard Enchaîné, par exemple, a révélé aux français de nombreux scandales politiques et financiers depuis sa création. Notons que le journal n’accepte aucune publicité, qu’il est intégralement financé par les ventes hebdomadaires aux lecteurs. Notons également que ses journalistes sont parmi les mieux payés de France. Citons aussi le travail des journalistes de Mediapart qui ont révélé des faits qui ont bouleversé l’opinion, provoqué des enquêtes parlementaires, éliminé de potentiels candidats aux présidentielles et secoué des gouvernements.

Rappelons que de grands journalistes du monde entier, pour mener conjointement des enquêtes à bien et les publier tous en même temps, adhèrent au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). On leur doit les Panama Papers, les Mauritius Leaks, les China Cables, les Uber files, etc.

Il existe donc toujours des médias qui défendent un journalisme intègre, toujours soucieux d’être un contre-pouvoir, et dont la mission est de « porter la plume dans la plaie », comme le voulait Albert Londres.