Axe 2 - Les formes indirectes de la puissance

On définit la puissance comme capacité à contraindre. C’est la manière forte, ou hard power. On cherchera ici à faire le compte des stratégies d’influence, des manières de gagner les esprits plutôt que des les contraindre. Il s’agit du soft power.

3 thèmes dans ce chapitre : la langue qui diffuse la culture et l’idéologie ; la maîtrise et le contrôle technologique ; et la maîtrise des voies de communication. On verra aussi que certains acteurs menacent l’autorité des États, les FTN du numérique, notamment.

#1. Langues et cultures : un marqueur d’identité et d’influence

#A. Diversité des langues et diversité des cultures

#a) Langues et aires culturelles : le produit d’une histoire

Il existe plus de 7000 langues dans les monde. Ceci est la conséquence de l’évolution et la diversité des foyers de peuplement, des conquêtes et de la colonisation. Cependant, seule une vingtaine de langues domine, couvrant environ 95% de la population. Peu sont des langues internationales, comme l’anglais, l’arabe, le français ou l’espagnol.

Les aires linguistiques ne se confondent pas totalement avec les aires culturelles : l’usage d’une même langue, ou la proximité des langues, n’exclut pas une certaine différence culturelle. D’ailleurs, une même langue évolue différemment selon la culture locale, parfois à quelques kilomètres de différence. Ainsi, le cantonais de Hong Kong est assez différent de celui parlé dans le Guangdong en Chine continentale, suffisamment différent pour créer des malentendus, et même des situations d’incompréhension totale. Pour cet exemple, la colonisation de Hong Kong a culturellement éloigné les différents locuteurs, sans toutefois désiniser les locuteurs de Hong Kong.

Dans le monde, la première langue maternelle est le mandarin, et la première langue enseignée est l’anglais.

#b) Identité et langues

L’identité culturelle est portée par la langue. Et cette identité culturelle est une des composantes qui nous permet de comprendre les forces qui sont en jeu en politique intérieure et en géopolitique.

Au cours de l’histoire, on a vu, notamment en Europe au XIXe siècle, à quel point la langue est le fondement du sentiment national et ainsi de l’émergence des États-nations. Au XIXe siècle, la langue allemande a joué un rôle clé dans l’unification des États germaniques. Bien que politiquement fragmentée en une multitude de royaumes et principautés, la région partageait une même langue, ce qui a contribué à l’émergence d’un sentiment national. Les écrivains, intellectuels et poètes romantiques allemands ont activement promu une identité allemande commune à travers leur œuvre, unissant les peuples par la culture et le langage. Lorsque l’Empire allemand fut proclamé en 1871 sous l’impulsion d’Otto von Bismarck, la langue allemande servit de lien unificateur pour ce nouvel État-nation, facilitant la cohésion entre ses différentes entités politiques.

De même, en 1830, après une guerre d’indépendance, la Grèce devient un État souverain, fondé sur une identité linguistique et culturelle profondément enracinée dans son passé antique.

On distingue la pratique de la langue, dite de facto, de la langue officielle, dite de jure, imposée par l’État.

Le multilinguisme existant dans certains pays n’annule en rien les identités, il est même parfois institutionnalisé pour refléter la mosaïque des identités. En Suisse, les identités sont bien marquées, et il existe 4 langues officielles (français, allemand, italien et romanche). En Afrique du Sud, les onze langues officielles sont mises à égalité. En Inde, la Constitution établit officiellement l’existence de 22 langues.

#B. Les langues au service de l’affirmation de la puissance

#a) L’affirmation de l’autorité centrale

La langue de jure, c’est-à-dire, la langue officielle, est un outil d’unité et d’harmonisation politique puissant. C’est ainsi que le mandarin est devenu la langue officielle de la République de Chine en 1911, à la suite de la chute de la dynastie Qing et de la création de la République. Son imposition comme langue commune à l'échelle nationale a été renforcée après la prise de pouvoir du Parti communiste chinois en 1949, avec l’établissement de la République populaire de Chine sous Mao Zedong. Mao a imposé également la simplification des sinogrammes pour créer davantage d’unité et d’alphabétisation dans cet immense pays. Le mandarin est toujours imposé dans les provinces chinoises, malgré les particularismes linguistiques, et notamment dans le Xinjiang où les Ouïghours turcophones pourraient être, selon la crainte du pouvoir central, tentés par le séparatisme.

#b) L’affirmation de l’autorité de l’envahisseur

Durant la colonisation, l’imposition du français, de l’anglais, ou encore du portugais dans les territoires conquis a servi à renforcer l’unité des empires coloniaux et à faciliter le contrôle des populations locales. En imposant leur langue, les puissances coloniales affirmaient non seulement leur supériorité culturelle, mais créaient aussi des barrières à la participation politique des colonisés, dont l'identité et les langues locales étaient marginalisées. Par exemple, en Afrique et en Asie, les élites locales devaient souvent maîtriser la langue du colonisateur pour accéder à l'administration, à l'éducation ou aux fonctions politiques.

L'usage de la langue du colonisateur avait pour effet d'étouffer les identités locales. En Afrique de l'Ouest, la langue française a fini par dominer, au détriment des langues vernaculaires. En Inde, l’anglais est devenu la langue de l’administration et de l’enseignement, transformant profondément la société et créant une élite anglophone.

Les Japonais, au début du XXe siècle jusqu’à 1945, annexent de nombreux territoires en Asie, notamment la Corée et Taïwan. Ils imposent alors des mesures radicales, telles que l’obligation pour les Coréens de porter des noms japonais, d’apprendre et de parler japonais à l’école et dans les administrations. Cette imposition de la langue avait pour objectif d'effacer l'identité culturelle coréenne et de renforcer la domination impériale. La volonté de suppression de l’identité est manifeste, tout comme dans d'autres empires coloniaux.

Même après la fin des empires coloniaux, les langues des anciennes puissances continuent d'exercer une influence considérable dans de nombreux États postcoloniaux, tant au niveau administratif que culturel, constituant ainsi une forme persistante de soft power. Des intellectuels africains s'opposent à la francophonie, qu'ils considèrent comme une persistance de la colonisation des esprits. Parmi eux, Achille Mbembe, dans De la postcolonie(2000), et Felwine Sarr, avec Afrotopia (2016), dénoncent cette influence et appellent à une réappropriation des identités africaines.

#c) Le soft power par la langue aujourd’hui

Héritage de la colonisation, la francophonie sert aujourd’hui au rayonnement de la France. La langue et la culture françaises sont enseignées dans le monde entier, et la France en retire de grands bénéfices pour son influence. Le réseau des lycées français à l'étranger et les Alliances Françaises œuvrent à ce rayonnement. Avec la langue et son enseignement, c'est aussi la culture qui est véhiculée. On promeut ainsi les musées français (comme le Louvre à Abu Dhabi ou Beaubourg à New York), la gastronomie, le cinéma, le luxe, les grands couturiers, un certain art de vivre à la française.

L’Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) joue un rôle central dans cette diffusion, avec un réseau de plus de 540 établissements scolaires dans près de 140 pays, accueillant plus de 370 000 élèves. Ce réseau contribue non seulement à l’influence de la France, mais aussi à la formation d’élites locales souvent francophiles, consolidant ainsi le soft power français. L’AEFE représente un instrument clé de la diplomatie culturelle et éducative française, favorisant les liens entre la France et de nombreuses sociétés à travers le monde.

Bien d’autres pays font la promotion de leur langue et de leur culture à l’étranger. Les Allemands disposent d’un réseau d’instituts Goethe ; les Britanniques, des British Councils ; et les Chinois, des instituts Confucius. Ces dernières années, les instituts Confucius se sont particulièrement multipliés, au point de dépasser en nombre les autres instituts, témoignant ainsi de la volonté de la Chine de s’affirmer comme puissance. Les diasporas jouent également un rôle clé en tant que relais importants de ces politiques culturelles, contribuant à leur diffusion à l'échelle mondiale.

Voici un tableau comparatif des principales institutions culturelles et linguistiques à travers le monde :

Organisation Nombre de centres Pays présents Nombre d'élèves/participants Focus principal Année de création
Alliance Française 830 132 500 000 Langue et culture 1883
Goethe Institut 159 98 246 000 Langue et culture 1951
British Council 220 110 400 000 Éducation, langue et culture 1934
Institut Confucius 500 150 1 000 000 Langue et culture 2004

Ces chiffres illustrent le rayonnement mondial de ces centres, chacun jouant un rôle stratégique dans la promotion de leur langue et culture nationale à travers le monde.

#C. Résistance à l’uniformisation et force des identités

#a) Mondialisation signifie uniformisation du monde

La mondialisation est l'intensification des échanges, une intégration à un « système-monde ». Les pays les plus intégrés sont les plus puissants, et dans ce contexte, ils imposent ainsi leurs langues et leur culture aux pays les moins puissants. Ainsi, depuis 1945, le monde s’est américanisé : cinéma, musique, littérature, mais aussi idéologie et mode de vie. Le modèle américain séduit, certes. Mais, il est presque toujours déjà là, avant même que ne se pose la question de notre adhésion à celui-ci.

La langue de la mondialisation est l’anglais, conséquence de la puissance nord-américaine, mais aussi héritage de l’empire colonial Britannique. Dans les écoles, les sections britanniques ou américaines se multiplient, offrant un enseignement en anglais souvent basé sur les programmes scolaires de ces pays. Par exemple, de nombreux établissements à travers le monde proposent le British Curriculum (programme britannique) ou le International Baccalaureate (IB), très prisé pour son approche internationale et enseigné en anglais. Dans les entreprises de nombreux pays, les échanges entre individus dans le contexte du travail s’anglicisent également.

Au bureau, à Paris, Amsterdam, Mumbai, Tokyo ou Shanghai, il est courant d’entendre des termes anglais insérés dans les conversations, comme « KPI » (pour Key Performance Indicators), « metrics », et bien d'autres. Ce phénomène reflète la manière dont l'anglais devient la langue véhiculaire dans les grandes entreprises internationales, indépendamment de la localisation géographique des bureaux. Des recherches de Tsedal Neeley sur le phénomène de "lingua franca" en entreprise, comme l'exemple de Rakuten, une société japonaise ayant adopté l'anglais comme langue officielle, montrent comment cette pratique renforce une uniformisation.

Derrière l'usage de ces termes se cache souvent une adhésion implicite à une idéologie de la performance et de la réussite individuelle, largement inspirée du modèle américain. Cette influence linguistique s’inscrit dans une forme d’impérialisme linguistique, comme l’explique Robert Phillipson dans son ouvrage Linguistic Imperialism. Il y montre comment l'anglais ne se contente pas de s'imposer comme langue internationale, mais véhicule également des normes culturelles et économiques dominantes, en particulier celles du modèle anglo-américain

#b) Résistance à l’impérialisme culturel dans un monde multipolaire

Cependant, les puissances des BRICS, par exemple, sont des obstacles à cet impérialisme culturel et des foyers de résistance à l’américanisation du monde. Le Brésil, la Chine, l’Inde ou la Russie sont aussi des puissances linguistiques et culturelles. Les représentations portées par leurs langues n’ont parfois rien de commun avec le monde occidental, comme c’est notamment le cas des idéogrammes chinois. Le continent africain, avec ses multiples langues et son potentiel démographique, compte aussi un nombre important de foyers de résistance au « système-monde » uniformisé, à l’identité internationale lisse, à l’hégémonie culturelle imposée.

Il existe environ 3000 langues dont les locuteurs sont peu nombreux (moins de 10 000 locuteurs), et il existe une certaine perception de l’anglais comme langue impérialiste. La connaissance et l’usage de l’anglais, imposés par des visées pratiques, n’annulent pas nécessairement les identités et les cultures locales.

#2. La maîtrise des technologies comme facteur de puissance

#A. Nouvelles technologies et mondialisation

#a) Une évolution technologique vers plus de connexion

Comme mentionné plus haut, la mondialisation est l'intensification des échanges et des flux de toutes sortes à une échelle mondiale. Nous nous intéresserons ici particulièrement aux flux de données, qui ont considérablement accéléré cette mondialisation au cours des dernières décennies.

L'évolution technologique est extrêmement rapide, en particulier dans le secteur du numérique. Prenons pour exemple les objets du quotidien qui, au cours de la dernière décennie, sont devenus des objets connectés : smartphones, mais aussi voitures, montres, téléviseurs, et même caméras de sécurité, luminaires, et appareils électroménagers. Aujourd'hui, on estime que plus de 30 milliards d'objets connectés sont en circulation à travers le monde. Cette explosion de la connectivité, à travers l'Internet des objets (IoT), relie en permanence nos informations, nos loisirs, et même nos interactions professionnelles à des réseaux globaux de données.

Cette évolution a transformé nos modes de vie et créé des opportunités économiques majeures dans le domaine des smart cities, de la santé connectée et du commerce numérique. Cependant, elle soulève aussi de nouveaux défis en matière de cybersécurité, de protection des données personnelles et de souveraineté numérique pour les États. Les flux de données, circulant à travers des plateformes globales, façonnent désormais la mondialisation non seulement des marchandises, mais aussi des idées, des services et des valeurs culturelles.

#b) Des flux de données cruciaux

Les flux de données mondialisés véhiculent le texte, la voix, l’image, la vidéo, et accélèrent la mondialisation des échanges. Ils concernent non seulement l’information, le divertissement et la communication, mais aussi le commerce et l’activité des entreprises. De nombreuses firmes transnationales (FTN) ont numérisé une grande partie de leurs processus productifs : contrats, marketing en ligne, échanges de données techniques entre centres de commandement et sites de production, gestion des chaînes de production, contrôle qualité, livraison, états des ventes et paiements. Tout est désormais centralisé et optimisé grâce à des infrastructures numériques mondiales.

Ces flux touchent également la finance. Les flux financiers mondialisés ne reposent plus sur des échanges physiques d’argent liquide, mais sur des écritures comptables dans les systèmes d’information des grandes banques. Pour le citoyen ordinaire, les transactions bancaires se limitent souvent à des interactions via des applications numériques. Les moyens de paiement numériques se sont multipliés et sont activement encouragés dans certaines régions.

De grandes villes à travers le monde s'orientent également vers une société "cashless". À Copenhague (Danemark) ou Amsterdam (Pays-Bas), les paiements numériques sont largement privilégiés, et de nombreux commerces refusent désormais l’argent liquide. De même, à Séoul (Corée du Sud), des plateformes comme KakaoPay ou Samsung Pay dominent les transactions, tandis qu’à Shanghai (Chine), les paiements via WeChat Pay ou Alipay sont devenus la norme, même chez les vendeurs de rue. Ces transitions illustrent une tendance globale vers une réduction de l’usage du liquide dans les grandes métropoles.

La maîtrise de ces flux de données et des technologies sous-jacentes représente un enjeu crucial pour les entreprises, les États, et même les individus, qui doivent s’adapter à ces nouveaux usages. La capacité à gérer, sécuriser et exploiter ces données est devenue un facteur clé de puissance à l'ère numérique.

#B. Émergence des grands acteurs, place des États et souveraineté numérique

#a) Les géants d’Internet

En créant, en organisant et en captant ces flux, les géants d’Internet tels que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) sont devenus plus puissants que de nombreuses entreprises, mais aussi que certains États. Des entreprises comme Rakuten au Japon, ou Intel et Oracle aux États-Unis, exercent une influence mondiale.

Leur capitalisation boursière reflète cette puissance, comparable au PIB de certains pays. Par exemple, la capitalisation boursière d’Apple est très proche du PIB de la France, et celle d’Amazon, proche du PIB de la Russie. Cette puissance leur permet d’exercer une pression considérable sur les gouvernements, influençant les décisions politiques et économiques à l’échelle mondiale. De plus, leur modèle économique repose sur l’exploitation des données personnelles, ce qui leur confère un pouvoir immense sur la vie quotidienne des citoyens.

#b) Place, réponse et fragilité des États

Les États se retrouvent dans une position de fragilité face à ces géants. Leur réponse passe par la régulation. Dans les régimes autoritaires, cette régulation s’apparente souvent à de la censure, comme on le voit en Turquie, Corée du Nord, Syrie, ou Chine. Dans les démocraties, la régulation se traduit par des mécanismes de contrôle des flux numériques pour protéger la sécurité nationale et les données des citoyens. Par exemple, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe est une réponse à la domination des géants du numérique sur les données personnelles.

La réponse des gouvernements inclut également la mise en place de secrétariats ou de ministères dédiés à l’économie numérique. En Europe et aux États-Unis, la fiscalité des grandes entreprises du numérique et les lois antitrust pour limiter les monopoles deviennent des enjeux politiques majeurs. L’Union européenne, par exemple, tente d’imposer une taxe numérique aux grandes plateformes, tandis que les États-Unis examinent de près la position dominante des GAFAM au nom du droit de la concurrence.

#c) La question de la souveraineté numérique

Les géants d’Internet sont devenus des puissances économiques, et leurs flux de données mondialisés menacent la souveraineté des États. La majorité des services de stockage et du cloud sont hébergés dans des datacenters appartenant à des entreprises américaines ou chinoises, ce qui crée une dépendance technologique. En 2022, 92 % des données mondiales étaient hébergées aux États-Unis, soulignant la vulnérabilité des pays qui dépendent de ces infrastructures pour leurs échanges numériques.

Certains États, comme les membres de l’Union européenne, cherchent à développer leurs propres infrastructures pour réduire cette dépendance. Le projet Gaia-X, par exemple, vise à créer un écosystème de cloud européen sécurisé et souverain.

#C. La notion de cyberpuissance

#a) Conflits entre cyberpuissances

Les politiques des États en matière de cybersécurité définissent leur position en tant que cyberpuissance. Par exemple, la Chine contrôle strictement son cyberespace et interdit à de nombreuses firmes technologiques étrangères d’y opérer. En 2010, Google a quitté le marché chinois, refusant d’implémenter la censure exigée par Pékin dans son moteur de recherche.

Les tensions entre cyberpuissances se manifestent aussi dans les sanctions commerciales. Les États-Unis ont interdit à Huawei d'utiliser Android sur ses smartphones, une mesure qui montre à quel point la concurrence entre entreprises numériques est devenue géopolitique.

#b) Guerre économique et guerre de l’information

La rivalité entre les États-Unis et la Chine se manifeste également dans une guerre économique autour des technologies. De plus, les conflits dans le cyberespace prennent la forme de cyberespionnage, de manipulation de l’information et de tentatives d’influence. Des événements comme l’ingérence russe dans les élections américaines de 2016 montrent l’importance croissante de la guerre de l’information dans les relations internationales.

La capacité de recherche et développement (R&D) en matière de technologie, notamment dans des domaines comme l’intelligence artificielle ou la cybersécurité, est un facteur clé de la cyberpuissance. Les États qui investissent massivement dans ces secteurs sont mieux équipés pour s'imposer dans cette nouvelle ère de compétition technologique.

#3. La maîtrise des voies de communication

#A. Mondialisation et voies de communication

#a) La maîtrise des routes commerciales comme facteur de puissance

Maîtriser les voies de communication est un enjeu clé pour les États. Cela leur confère non seulement une prospérité économique, mais aussi une influence politique accrue et la capacité de projeter leur pouvoir à l'échelle internationale.

Dès l'Antiquité, la puissance maritime est cruciale. La puissance athénienne, fondée sur la thalassocratie, générait non seulement des richesses, mais permettait aussi la diffusion du modèle athénien dans ses colonies, les clérouquies. De même, dans l'Empire romain, le vaste réseau de voies romaines facilitait la romanisation des territoires conquis et contribuait à la stabilité politique de l’Empire, à travers ce que l’on a appelé la pax romana.

Aujourd'hui, la maîtrise des routes commerciales est toujours cruciale. La fluidité des flux humains et de marchandises, ainsi que le contrôle des hubs stratégiques et des routes de l’énergie, renforcent la puissance des États en leur assurant une place dominante dans l’économie mondiale.

#b) Les perturbations des flux

Les perturbations des flux commerciaux ne menacent pas seulement la prospérité économique et l’approvisionnement énergétique des États, elles peuvent aussi ternir leur image sur la scène internationale. La fluidité des échanges est donc un enjeu majeur de coopération régionale et internationale, visant à limiter les risques de blocage.

Le détroit de Malacca, par lequel transitent une grande partie des échanges entre l’Asie du Sud-Est et l’Inde, est un point stratégique. L'accord ReCAAP (Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia), mis en place en 2006, favorise la coopération entre les États riverains pour lutter contre la piraterie et assurer la sécurité des routes maritimes. Grâce à cette coordination, les incidents de piraterie dans le détroit ont considérablement diminué, garantissant une meilleure fluidité des échanges dans cette région essentielle.

Les choke-points comme les détroits ou les canaux font l’objet d’aménagements constants pour prévenir les interruptions des flux commerciaux. Leur blocage, comme on l’a vu lors de l’incident du canal de Suez en mars 2021, peut paralyser le commerce international.

#B. Acteurs et aménagements

#a) FTN et États

Les firmes transnationales (FTN) jouent un rôle central dans l’organisation du commerce mondial, et les États adaptent leurs infrastructures en conséquence. Ports, aéroports et autres installations logistiques sont aménagés en fonction du volume de marchandises transportées, de la densité du trafic et du nombre de passagers.

Par exemple, la Chine a massivement investi dans l'aménagement de ports stratégiques sur sa façade maritime, tels que ceux de Shanghai, Ningbo, Shenzhen et Guangzhou, pour renforcer son rôle dans le commerce mondial. De même, des aéroports internationaux comme ceux de Dubai, qui sert de hub majeur entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique, ou ceux d'Atlanta et de Pékin, sont devenus des nœuds essentiels du transport mondial, tant pour les passagers que pour le fret.

#b) Nouveaux projets

Le réchauffement climatique a ouvert de nouvelles voies maritimes dans l'Arctique, rendant plus court le transit des marchandises le long du littoral russe, ou entre le Groenland, l’Alaska et le Canada. Ces routes offrent une opportunité stratégique pour la Russie, longtemps limitée par des ports gelés une grande partie de l'année. Cependant, elles soulèvent aussi des enjeux géopolitiques, notamment pour les États-Unis (Alaska), le Canada et le Danemark (Groenland), qui cherchent à affirmer leur influence dans cette région.

Par ailleurs, des infrastructures existantes sont en constante amélioration. Le canal de Suez a été élargi pour accroître sa capacité, et le canal de Panama modernisé pour accueillir des navires plus grands. D'autres projets sont en cours d’étude, comme un canal dans l’isthme de Kra en Thaïlande pour réduire la dépendance au détroit de Malacca, ou encore un canal au Nicaragua pour offrir une alternative au canal de Panama.

#C. Les nouvelles routes de la soie : un projet économique mais aussi politique et culturel

#a) Le projet

Le projet des "Nouvelles Routes de la Soie" voit le jour en 2013 sous le nom One Belt, One Road, lors d’un discours de Xi Jinping. La "Ceinture" représente un ensemble de routes terrestres traversant l’Asie centrale pour atteindre l’Europe occidentale, tandis que la "Route" désigne les voies maritimes reliant les ports de l’Océan Indien, notamment le Pirée en Grèce (où la Chine détient une concession) et Venise en Italie. Le projet vise à renforcer les échanges entre la Chine et l'Europe, principal marché de la Chine, avec ses 500 millions de consommateurs.

Dès le départ, le projet fait l’objet d’une intense propagande chinoise, parfois maladroite. Par exemple, les vidéos publiées par Xinhua, l’agence de presse chinoise, sont diffusées en anglais sur YouTube, plateforme pourtant censurée en Chine. Elles dépeignent le projet comme une source de prospérité et d’amitié entre les peuples, selon la vision du Parti communiste chinois.

Sur le plan terrestre, le projet inclut la construction de routes, autoroutes et voies ferrées. En mer, des aménagements portuaires sont en cours. Le financement de ces infrastructures est principalement assuré par des fonds chinois, renforçant l’influence économique de Pékin. En 2016, le projet a été renommé Belt and Road Initiative (BRI), avec un accent particulier sur la création de corridors de développement, dont celui reliant le Pakistan au Xinjiang, facilitant l'approvisionnement énergétique en provenance des pays du Golfe.

En outre, un autre aspect central des investissements chinois à l’étranger dans le cadre de la BRI est l’exportation du modèle des Zones Économiques Spéciales (ZES), qui a joué un rôle fondamental dans le développement de la Chine depuis les années 1980. Ce modèle, appliqué avec succès en Chine, est désormais reproduit dans plusieurs pays partenaires. Par exemple, la ville de Sihanoukville au Cambodge est devenue un hub d'investissement chinois, où la création d'une zone spéciale s'inspire directement des ZES chinoises pour attirer les industries et développer les infrastructures. De même, la Golden Triangle Special Economic Zone (GTSEZ), située à la frontière entre le Laos, le Myanmar et la Thaïlande, est un autre exemple d’application de ce modèle, visant à stimuler le développement économique local tout en renforçant l’influence économique chinoise dans la région. Un autre exemple clé est le projet de ZES JinFei à Maurice, qui s’inscrit dans la stratégie de la Chine d’étendre son influence dans l’Océan Indien. Ce projet, lancé avec des fonds chinois, vise à faire de Maurice une plaque tournante pour les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique.

#b) Une stratégie impérialiste chinoise localement contestée

Le projet BRI est accusé par certains observateurs d'être une stratégie de "diplomatie de la dette". Le cas du port de Hambantota au Sri Lanka est souvent cité en exemple : jugé non rentable, le Sri Lanka n’a pas pu rembourser son prêt à la Chine, et a dû céder le contrôle du port à la China Merchant Port Holdings jusqu'en 2116. Ce type d’accords alimente les critiques selon lesquelles la Chine utiliserait ses investissements pour piéger des pays dans des dettes insoutenables.

Cependant, certains experts nuancent cette accusation, arguant que les projets BRI apportent des infrastructures nécessaires dans des régions souvent délaissées par les investisseurs occidentaux. Ces investissements sont également contestés localement, comme à Gwadar au Pakistan ou à Bichkek au Kirghizistan, où des tensions sociales sont apparues en raison de la présence croissante de la Chine. En Afrique, la Chine tente de prévenir ces contestations en finançant des stades, des infrastructures de transport ou des hôpitaux, renforçant ainsi sa présence dans les pays partenaires.

En outre, la "ceinture" maritime du projet évite méticuleusement l'Inde, la principale puissance régionale rivale. Cette stratégie de contournement est parfois qualifiée de "stratégie du collier de perles", car la Chine développe des bases et des ports dans des pays proches de l'Inde, augmentant ainsi son influence dans l’Océan Indien.

#c) Un projet géopolitique et culturel

À ce jour, il n'existe aucun projet occidental ayant l’ampleur et l'ambition de la Belt and Road Initiative. Ce projet démontre l'influence croissante de la Chine, en particulier en Afrique et en Eurasie. Il a d’ailleurs tendance à isoler le continent américain, en privilégiant les relations avec l'Asie, l'Europe et l'Afrique.

Historiquement, la Chine, sous Mao Zedong, avait déjà tenté de se poser en leader du Tiers-Monde, contre l’impérialisme occidental. Xi Jinping semble poursuivre cette ambition, mais à une échelle bien plus vaste. En 2013, 68 États participaient aux discussions sur ce projet ; en 2020, ce nombre était passé à 137, montrant son ampleur croissante.

On peut parfois comparer la BRI à un "plan Marshall chinois", conçu pour contrer l'influence américaine et, plus largement, occidentale. Cependant, cette comparaison est imparfaite. Alors que le plan Marshall visait à reconstruire l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, la BRI vise principalement à renforcer les liens économiques et à étendre l'influence géopolitique de la Chine, sans nécessairement répondre à des besoins de reconstruction. De plus, cette interprétation pourrait nous enfermer dans une logique de guerre froide, une perspective que beaucoup considèrent dépassée dans le contexte actuel.